Thomas empoigna la cognée. Il posa une buche sur le billot. Il leva les bras, la hache s’abattit sur sa cible. La bûche se fendit en deux. C’était simple. C’était concret. Il suffisait de répéter l’opération. C’était comme un jeu.
C’était cela qu’il était venu chercher. Il avait fait onze heures d’avion, avait liquidé ses actions d’entreprise pour ça. Pour toucher du doigt cette sensation. Une sensation brute. Crue et vraie. Ce souffle vital qu’il avait perdu pendant toutes ces années à penser « marketing », « management » et « ratios financiers ».
Ici, il retrouvait le goût amer de la survie. Il se sentait déjà presque revenu à l’état sauvage.
Il frappait, frappait. Il cassait du petit bois.
Et il vénérait le père Bang et sa sagesse qui touchait juste. Lui, il avait compris. Cet exercice convenait au type de personne qu’était devenu Thomas Studek.
Ça lui allait bien. Cette forêt, cette atmosphère tiède, l’odeur de résine, le silence à l’écart du centre de Séoul.
Mais au bout d’une trentaine de minutes, à force de casser et d’entasser des bûches, la fatigue se fit sentir. Pour tout dire, ce n’était pas de la fatigue. Plutôt de la colère. Elle montait progressivement et se renforçait à mesure que le raisonnement s’étayait.
Au fond, on s’était bien moqué de lui. Quoi ? Lui, le créateur d’entreprise, déjà multimillionnaire à trente-deux ans, se tuait à la tâche sous prétexte de développement personnel ? Et à ses frais, évidemment ! C’était le monde à l’envers.
Quel raisonnement pervers l’avait conduit dans ce camp d’entrainement ? Quelle manie étrange l’avait mis sous la coupe d’un gourou dont rien ne lui prouvait la valeur ?
Il s’assit au sol, jetant devant lui son instrument de torture. Il consulta sa montre. Cinq heures trente cinq. En se pressant un peu il pouvait être à l’aéroport à six heures et prendre un vol pour les Etats-Unis dans la matinée.
Non, ce n’était pas la bonne idée. Comme souvent, la tentation de tout abandonner le saisissait dès l’origine d’un projet. Il fallait taire ces signaux contestataires. Il fallait se relever et foncer.
Il entendit une voix :
_ Très bien Thomas ! Alors, vous y arrivez ?
Thomas se leva, la hache à la main.
_ Ah, Li. Vous venez me donner un coup de main ?
_ Non, je ne peux pas, car j’ai beaucoup de travail au bureau. On se retrouve à sept heures pour le petit-déjeuner ?
_ Oui, à sept heures.
Thomas reprit le travail. Cette fois, son agacement était à son comble. On se fichait de lui, c’était certain. Il allait en référer à Bang, à la première occasion.
Mais, pour le moment, il mettait un point d’honneur à terminer la découpe du bois avant l’heure fatidique du petit déjeuner. Ne pas se mettre dans son tort avant de négocier, c’était crucial.
Il acheva la besogne à sept heures moins dix. Il se félicita intérieurement. Sa colère était restée vive. Il rangea la hache et se dirigea d’un pas assuré vers la salle de déjeuner.
(Thomas Studek, entrepreneur devenu millionnaire, décide de tout quitter pour méditer et réfléchir sur sa vie. Il quitte la Californie pour la Corée du sud afin de suivre l’enseignement d’un maître réputé. Ses leçons le mettront à l’épreuve, le maître franchissant allègrement la limite séparant l’autorité de l’abus spirituel).
Ce texte est un extrait de Le Chemin de Séoul d’Éric Mainville. Vous pouvez commander ce livre ici.